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Gymnographie

6 août 2007

Ducs d’albe


 

J’aime bien me promener ici. Je ne sais pas comment s’appelle ce canal, mais quand je passe là, je pense toujours à Simenon. Il y a des maisons en briques qui bordent le canal, du brouillard, et parfois, du silence. Á l’heure à laquelle je passe, il n’y a plus que dans le café qu’il y ait un peu de vie. Les portes des maisons sont murées, l’usine est à moitié détruite. Il y a eu là une vie, des ouvriers qui partaient tôt le matin, des enfants qui jouaient dehors. Des femmes qui discutaient sur le pas de la porte. Je ne l’imagine pas. Je le sais.

Quand j’arrive en face du café, il y a un pont, au-dessus du canal. C’est par là que je passe pour arriver quai de l’Ouest. Je ne sais pas pourquoi ça s’appelle quai de l’Ouest. A l’Ouest de quoi ? Il y a là une place. Avec des arbres ; et sous les arbres de l’herbe et de la terre. Les voitures se garent là, juste au bord de la terre. Les chiens eux, urinent contre les voitures et chient sur l’herbe. Je ne supporte pas que les chiens chient sur la terre. Ça me met en colère à chaque fois que j’en vois un qui le fait. Souvent j’engueule les maîtres des chiens, je leur dis qu’il ne faut pas laisser les chiens chier sur la terre, eux ils ne comprennent pas. Je sais bien qu’ils ne peuvent pas comprendre. Mais je ne peux pas expliquer non plus. Alors souvent je me bats, ou je jette des cailloux aux chiens pour qu’ils ne chient pas sur la terre.

Sous les arbres de la place, il y a beaucoup de merdes de chien. Il doit y avoir beaucoup de chiens qui viennent chier là, ou alors il n’y en a qu’un, mais qui vient depuis longtemps. Mes copains râlent parce qu’ils ne peuvent pas marcher sur l’herbe, moi je ne marche jamais sur l’herbe. D’ailleurs, vous avez remarqué qu’on ne marche jamais vraiment sur l’herbe, l’herbe n’est jamais assez épaisse pour nous éviter de toucher la terre : on marche sur la terre. C’est bien là le problème.  Souvent, on se moque de moi quand je dis qu’il ne faut pas marcher sur la terre, ils trouvent ça bizarre, mais je crois que c’est plus grotesque que bizarre. Grotesque, ça vient de « grotte »…

C’est très rare que l’on marche sur l’herbe sans toucher la terre. Á une époque je croyais qu’on pouvait le faire sur un golf, mais je me suis aperçu que ça n’était pas vrai. Même là, on n’est pas à l’abri de ce qui se passe en dessous.

Vous vous demandez de quoi je parle ? Vous n’y avez jamais réfléchi ? Vous ne me ferez pas croire que vous n’avez jamais pensé à ceux que vous avez enterrés. Que vous ne vous êtes jamais imaginés enfermés dans cette boite en bois enfouie sous terre ? Que vous n’avez jamais remarqué que, lorsque l’on veut trouver des traces des civilisations qui nous ont précédé, on creuse la terre. Et les charniers nazis où l’on enterrait à même le sol et par milliers les morts efflanqués ? Et tous ces morts anciens dont les cercueils sont depuis longtemps dissous ? Pourquoi croyez-vous que certains peuples se sont servis de sarcophages pour y conserver les morts ? Les égyptiens en utilisaient même plusieurs pour le même mort. Et plus le mort avait été puissant, plus le nombre de sarcophages utilisés pour l’enterrer était grand. Croyez-vous que c’était uniquement pour le décorum ? Ne serait-ce pas plutôt pour se protéger de la puissance du mort ? Vous n’y aviez jamais pensé ? Je ne vous crois pas. Pas plus que je ne vous croirais si vous me disiez que vous n’avez jamais pensé aux regards vides des noyés qui nous guettent sous la surface. Vous y avez pensé, je le sais. Mais vous ne supportez pas ces pensées, vous faites semblant d’ignorer. Vous vous baignez, insouciants, sous prétexte que l’eau est bleue. Et vous laissez à d’autres le poids de la terreur. Vous nous traitez d’originaux ou de malades, vous nous enfermez dans des hôpitaux psychiatriques. C’est vrai, nous sommes fous. Fous de terreur. Cette terreur que nous sommes seuls à accepter au risque de notre vie, et parfois de la vôtre.

Je les entends qui se plaignent à chaque fois qu’on les dérange. Savez-vous à quel point sont insupportables les plaintes des morts et des noyés ? Ils pleurent, ils gémissent, leurs cris me vrillent la tête, me poursuivent pendant des heures et des heures, ils m’appellent, me harcèlent, ils sont là. Tout le temps, partout, où que j’aille. Ils ne me laissent jamais en paix. Je leur demande pardon, je les supplie de me laisser tranquille, de ne plus gémir dans ma tête. Mais ils sont sans pitié, ils veulent que je fasse mal à ceux qui ne les respectent pas. C’est pour ça que j’essaie d’expliquer aux autres qu’il faut faire attention, qu’il ne faut pas les déranger. Mais on ne m’écoute jamais. On me prend pour un fou, pour un plaisantin, un original. Original, moi ! Alors que je ne cherche qu’une chose, la paix, le calme, la tranquillité. Je ne marche jamais sur l’herbe, je ne me baigne jamais, je ne vais jamais à la mer ou à la campagne. Enfin, plus depuis longtemps. Avant j’y allais, quand j’étais enfant. Depuis je fais attention de ne pas les embêter. Á cause du déferlement d’âmes. Mais on ne me croit jamais quand j’explique.

C’est comme l’autre jour sur la place.

Tout ça a commencé à cause de Marianne. Je l’aime bien Marianne. Je fais des percussions brésiliennes avec elle. J’aime bien les percussions aussi. On dit que je joue trop fort Mais c’est bien de jouer fort, on n’entend pas les cris et les gémissements. Marianne c’est une fille du groupe, on est huit dans le groupe, mais c’est elle que je préfère. Elle a des cheveux blonds. Elle ne joue pas très fort, mais elle joue bien. J’aime bien quand elle sourit. On joue quai de l’Ouest justement, sur le « Boustrophédon », une péniche. C’est là que nous répétons chaque semaine.

Marianne donc. Quai de l’Ouest il y a un bassin, un ponton auquel sont amarrées plusieurs péniches. Il y a aussi quelques ducs d’albe. Vous ne savez pas ce qu’est un duc d’albe, je suppose ? C’est un pieu en bois ou un pilier de béton auquel viennent s’amarrer les bateaux. On dit que le duc d’Albe avait l’habitude d’y faire ligoter ses opposants et de les laisser là jusqu’à ce que la marée les recouvre. Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est ce que racontent les marins. Il n’y a pas de marée dans un canal, ça ne servirait à rien de ligoter des gens aux ducs d’albe…

Le Boustrophédon est au bout du ponton, pour y parvenir ou regagner le quai, il faut emprunter le ponton sur toute sa longueur. On passe devant plusieurs ducs d’albe. Il y a un héron qui vient y passer la nuit. Quand je suis seul, je fais bien attention de ne pas le déranger, on sait bien que les hérons ne doivent pas crier, sinon ils dérangent les noyés. Je crois que Marianne ne le sait pas, mais elle a fait exprès de le déranger l’autre jour. Et bien sûr, le héron s’est envolé en criant. Et là ça a été le déferlement d’âmes. Je les ai entendus. Tous. Ils étaient en colère, ils criaient après moi, j’ai eu beau leur dire que je n’y étais pour rien, que je n’avais pas dérangé le héron, que c’était Marianne, elle ne l’a pas fait exprès, il est tard, il faut vous calmer, rendormez-vous, Marianne est gentille, il ne faut pas l’embêter, elle est triste, ses seins sont lourds et beaux ! Ils ne voulaient rien savoir, tu l’as fait exprès, tu lui a dis de faire crier le héron, c’est encore toi, on va sortir, tu sais qui est avec nous, tu les entends, elles savent que tu es là, elles vont venir, elles vont te regarder avec leurs yeux morts et vides.

C’est vrai. Je baise les putes. Mais que les brunes, jamais les blondes. Ça ne fait pas longtemps. Je ne sais pas pourquoi. Avant je ne baisais pas les putes. Jamais. Je n’en avais pas besoin. Ou envie. Je ne sais pas pourquoi ça a commencé. Parfois je me dis que c’est à cause des percussions. Ou de Marianne. Mais ça ne peut pas être à cause d’elle, elle est blonde et moi je ne baise que des putes brunes. Toujours. Mais je n’aime pas qu’elles me regardent quand je les baise. Je ne le supporte pas. Ça me met très en colère. Je ne sais pas pourquoi. C’est peut-être à cause des percussions. C’est vrai que c’est toujours le jeudi que je baise les putes. Après les percussions. J’ai regardé sur internet. Je n’ai vu écrit nulle part que les percussions donnent envie de baiser les putes. Pourtant moi je baise toujours les putes après. On finit les percussions, je raccompagne Marianne chez elle. Il ne faut pas qu’elle rentre toute seule, c’est dangereux pour une fille de rentrer chez elle tard le soir. Et après je vais baiser une pute. C’est difficile maintenant. On dirait qu’elles se méfient. Mais je fais attention. Je ne vais jamais au même endroit. Et puis il faut que je me débarrasse des corps ensuite. Enfin pas tous. Juste ceux de celles qui ne savent pas se tenir quand je les baise. J’aimerais bien qu’elles se tiennent bien toutes. Parce qu’à chaque fois ça en fait une de plus qui me regarde avec ses yeux morts. J’aimerais qu’on joue ailleurs que sur le Boustrophédon. Parce qu’à chaque fois c’est compliqué, il faut que je fasse attention à ne pas déranger le héron. Je ne dois pas regarder l’eau non plus. Regarder l’eau, c’est dangereux. Surtout la nuit. L’eau est noire la nuit. Noire et attirante.

Mais on ne voit pas ce qui se passe au-dessous. Sauf si on se penche. Moi je me suis penché. Une fois. Peut-être deux. Quand l’eau est noire, on voit les algues attentives berçant les noyés. On n’imagine pas combien ils sont. Il y en a des milliers. Je ne sais pas comment ça se fait qu’il y en ait autant. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’ils sont vivants sous l’eau. Ils ont le regard vide, comme s’ils étaient morts, comme s’ils ne vous regardaient pas. Pourtant ils vous voient. Ils vous parlent. Je les entends, je leur parle. C’est plutôt eux qui me parlent. Toujours pour se plaindre, ou pour me menacer. C’est insupportable savez-vous ? Parfois ils m’appellent, ils voudraient que je les rejoigne. Ça me tente. Ça me tente et ça me fait peur. Je me demande si l’histoire d’Ulysse et des sirènes ça n’est pas quelque chose comme ça. Les noyés l’appelaient, et il a eu envie de les rejoindre. Moi je résiste mieux que lui, je n’ai pas besoin de bouchons de cire pour ne pas céder à la tentation. D’ailleurs, j’ai essayé de mettre des bouchons pour ne plus les entendre, ça ne sert à rien. Je les entends quand même.

Quand les autres ont joué l’autre soir, je me suis tenu à l’écart. J’ai même essayé de les calmer de détourner leur attention. Ils m’ont traité de rabat-joie. Quand ils ont commencé à marcher sur l’herbe, les noyés ont vraiment crié. Il y en avait même qui commençaient à sortir de l’eau. Je sais bien qu’ils ne peuvent pas aller bien loin, il faut qu’ils restent au contact de l’eau. Mais il fallait que je fasse quelque chose pour les faire taire. C’est toujours comme ça le déferlement d’âmes. Il faut que je fasse quelque chose. Sinon je deviens fou.

C’est dommage. Les percussions à la péniche, c’est fini pour de bon. C’est un peu de ma faute, je crois. Mais ils n’ont rien fait pour que ça s’arrange. Ils avaient envie de s’amuser, c’est ce qu’ils ont dit. Mais pourquoi ne m’écoute-t-on jamais quand j’explique que l’on peut s’amuser, mais sans marcher sur la terre ? Moi, ça fait des années que je ne marche plus jamais sur la terre. Il y a le béton le goudron, les planches. C’est pour ça que j’aime la ville. On peut y vivre des années sans être obligé de marcher sur la terre, moi ça ne m’est plus arrivé depuis l’âge de neuf ans de marcher sur la terre

J’avais de la ficelle. Je les ai attaché. Tous. C’est dommage pour Marianne. Elle avait la peau si blanche. Et les yeux si bleus. Elle avait attaché ses cheveux. Mais j’ai défait ses tresses. Ça faisait joli sous l’eau, comme une auréole. Même morte elle est restée la plus jolie.

Ensuite c’était très calme. Je suis rentré en longeant le canal. Je n’ai pas baisé de putes. J’étais trop fatigué.

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